Au boulot !
Je ne suis pas sûr d’avoir déjà eu autant de plaisir à travailler comme je le fais en ce moment. Je me lève très tôt (bien avant le lever du soleil !) et me couche très tard. J’essaie de m’astreindre à une sorte d’hygiène de vie (c’est suffisamment étonnant pour moi pour que j’aie envie de partager ça) en mangeant à peu près correctement à des heures à peu près régulières, en m’octroyant une petite sieste (20′ après le repas), etc.
En fait, depuis janvier dernier, j’ai eu quantité de sollicitations à composer de nouvelles pièces, plus intéressantes les unes que les autres. J’en ai refusé quelques unes, mais j’ai accepté celles qui me tenaient le plus à cœur en me disant : je ferai ça cet été, de telle date à telle autre, puis je ferai ceci, puis cela…
!!!
Je n’ai évidemment rien suivi de mon programme. D’une part, j’ai ressenti un besoin important de souffler un peu (7 jours de randonnée, ça fait un bien fou!) mais surtout, toutes les compositions se sont lancées en même temps dans mon esprit. Chacune devenant en quelque sorte la pause-relax de la précédente :
Je travaille 3 ou 4h sur la pièce A et pendant que je bois un café, c’est l’agencement d’une pièce B qui me vient en tête. Alors, je retravaille à A mais avec cette petite voix qui me dit “Tu vas oublier ton idée, tu vas oublier ton idée…” alors dès que j’ai terminé la tâche que je m’étais fixée sur A, je me mets immédiatement à B, je développe l’idée première et c’est finalement B qui termine la journée. Sauf que parfois, une idée concernant C ou D s’immisce et met à nouveau mon plan de travail en l’air…
Je suis reparti une semaine en laissant donc une quantité invraisemblable de brouillons, en me disant : dès que tu rentres, tu mets un peu d’ordre, et il suffira de composer (cum-ponere) avec les éléments en présence.
C’est ce que je fais depuis une semaine. Et c’est l’éclate ! C’est le moment que je préfère dans mon travail de compositeur.
À chaque fois, je passe par les mêmes phases :
- on discute avec le commanditaire, je prends donc une posture très assurée : “Aucun souci, je vois très bien comment je vais organiser les choses, pas de problème pour rendre la partition telle date”.
- Je laisse décanter, sans m’inquiéter (je pense que chaque fois, je suis moi-même dupe de ma posture très assurée)
- Quand je commence le travail, horreur ! Ça n’a pas décanté du tout. En tout cas, ça n’en a pas l’air ou alors c’est très enfoui dans l’inconscient. Je me rappelle à peine des enjeux et j’ai peur d’être à côté de la plaque (faire une pièce trop compliquée, trop simple, trop sérieuse, trop rigolote, etc.)
- Grosse crise existentielle. “Je n’arrive à rien, je n’y arriverai jamais, je n’aurais jamais dû accepter cette commande, etc.”
Dans mon cas, je dois absolument avoir à cette période un frigo vide (que je plains). S’il est plein… je le vide (petit hommage à Raoul Ponchon. De lui, en passant, j’aime aussi : “Le veau réchauffé est meilleur froid”). Cette période compliquée, cette angoisse de la page blanche dure toujours trop longtemps. Des semaines. Parfois des mois. C’est très dur à vivre, l’air de rien. Parce que pendant ce temps, le monde continue. Je vois des gens, à qui je ne peux pas parler de ça. Parce qu’à priori ça ne les intéresse pas – et je les comprends – ou alors ils me répondent hyper gentiment : “Je ne m’inquiète pas, tu as toujours su trouver comment faire au final”.
– “Ben oui… mais là… pas.” - Et puis un jour, sans savoir comment, un déclic. En marchant, en se douchant… Je suis sûr que s’il m’arrivait de me raser, ça viendrait en me rasant. Une petite étincelle qui fait que tout commence à se mettre en place. Une tonalité générale, au sens musical mais aussi au sens figuré, un ton. La position que je dois prendre face au sujet. Parfois il faut être au cœur, au premier degré intégralement. Parfois il faut faire un petit pas de côté pour laisser le sujet respirer. Parfois, il faut même être très loin comme si l’histoire était un simple prétexte…
- Généralement, cette étincelle, ce déclic vient à un moment où il m’est impossible de m’approcher d’une feuille de papier musique. Ma journée est blindée, je dois prendre la route ou répéter ou je ne sais… Alors je laisse monter le désir d’écrire jusqu’au soir. Et quelque soit l’heure, une fois la chose possible, je me mets au boulot. Et c’est un bonheur. Ça va vite, j’écris sans trop regarder en arrière, je couche sur le papier ou parfois je joue des extraits que j’enregistre et j’essaie de multiplier les propositions. Je n’arrête que lorsque je suis à bout de forces. Il y a encore 10 ans, je pouvais terminer ce travail frénétique à 7h du matin et enquiller une nouvelle journée sans souci mais ce temps-là est révolu. “On vieillit, que voulez-vous, on vieillit ma pauv’ dame !” Là, si je passe la nuit à écrire mes brouillons, le lendemain est difficile. Très difficile. Mais au fond de moi, il y a un feu puisant, une force qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer, alors je tiens debout et j’en oublie le manque de sommeil.
- Lorsque je retrouve mes brouillons, le lendemain soir ou parfois plusieurs jours après, je les trie. Certains méritent d’être oubliés (j’ai tout de même appris avec les années à ne pas les jeter trop loin. On ne sait jamais : “Une mauvaise idée est peut-être simplement une bonne qui n’a pas trouvé sa place”) les autres sont travaillés, agencés, pour former un tout qui me convient. C’est cette période la plus grisante pour moi. Elle me rappelle un peu mes jeux de Légo quand j’étais enfant : les pièces sont là, il suffit de trouver comment les organiser pour construire un truc top.
- Cette phase-là, en fonction de la pièce et de sa durée, peut durer plusieurs semaines. Au bout d’un moment, j’en vois le bout. Je commence à entrevoir la fin du tunnel. C’est là qu’il faudrait mettre un petit coup d’accélérateur… mais c’est là, que systématiquement, j’ai une baisse terrible de moral, d’énergie et d’envie. Je doute. Affreusement. “Et si tout ce que j’ai fait jusque là ne valait rien ? Ne faudrait-il pas tout recommencer ?…”
- Deuxième période compliquée, et toujours ces rapports compliqués avec mon frigo. Mais en plus de ça, la dead-line approche. Le commanditaire commence à m’appeler “Où en êtes-vous ? On peut peut-être avoir un extrait ?”. J’essaie de retrouver le ton assuré du début, mais la niaque n’y est plus. Souvent, même mon interlocuteur s’en aperçoit. Ça l’inquiète. Il en parle à son équipe. Un de ces collègues ou supérieur appelle, ça empire mon stress. Bigre !
- Et puis, bam ! D’où vient ce petit coup de fouet ? Je ne sais pas mais tout s’emballe d’un coup. C’est souvent à ce moment-là d’ailleurs que je trouve une idée qui arrange toutes les petites ficelles, tous les petits moments un peu bancals qui restaient. Je construit “mon truc top” comme au légo. Et lorsque j’ai terminé, j’imprime la première version du brouillon. Généralement pour le travail de mise en page, je mets une cantate de Bach dans mes enceinte. (Aujourd’hui, je vous conseille celle-ci). Et là, je m’oblige à enchaîner la pièce une bonne dizaine de fois. Pour déceler les moments un peu faibles. Ou pour valoriser parfois les passages qui le mériteraient. C’est souvent une nouvelle nuit blanche. Mais à la fin – je ne suis pas très sûr que ce soit une bonne idée de livrer cela, mais tant pis – lorsque j’estime ma composition achevée, j’ai le sentiment assez grandiose d’avoir fait un chef-d’œuvre. Quelle que soit la destination de la pièce. Qu’il s’agisse d’une pièce pour orchestre ou d’un opéra pour enfants de 6 ans, j’ai un sentiment d’une prétention inégalée. “Ça m’étonnerait qu’on parle encore de Jean-Sébastien Bach après ce que je viens d’écrire !” “Il faut reconnaitre que Mozart a composé parfois de belles choses, mais rien de comparable à ce que je viens de faire !”.
Bon, j’exagère. Je sais bien au fond que ce que j’ai écrit ne vaut pas grand chose par rapport aux vrais chefs-d’œuvre des vrais génies. Et des le lendemain, c’est à nouveau une cantate de Bach que je mettrai (demain j’écouterai celle-ci) et je n’essayerai pas de m’amuser à la comparer à ma pièce. Mais au moment où je me serai dit : j’ai terminé, pendant une toute petite seconde, j’aurai ressenti un immense sentiment d’éternité. L’impression, malgré tout, d’avoir “fait quelque chose”.
- Et puis après, il s’agit de tout organiser pour que la partition soit lisible, comprise, appréciée. C’est une autre phase. Un autre travail. Mais pour passer à cette phase (importante car sans interprètes, les œuvres musicales n’existent pas), il me faudra me blinder un peu, psychologiquement. Accepter de partager quelque chose qui n’était jusque-là qu’à moi-seul.
Mais ça, ce n’est pas pour tout de suite, il me reste encore quelques semaines pour achever les œuvres en cours. En attendant : Au boulot !
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Et bien sûr, comme tous les jeudis, nous continuons notre cycle “Un an de chansons” autour des poèmes de Jean-Luc Moreau. Cette semaine :